/rap/politique_attal.html / Colibri91

VERS UNE POLITIQUE A L'ECHELLE HUMAINE

 

 

 

Chers amis,

 

J'aimerais vous faire part de quelques unes de mes réflexions sur les sujets évoqués par les membres du Mouvement pour une Insurrection des Consciences. Ce ne sont que quelques idées en vrac, mais j'ose croire que des esprits optimistes sauront en faire bon usage.

Le premier problème qui se pose à tous ceux qui choisissent de lancer un tel mouvement politique "non conventionnel" est de parvenir à redéfinir la notion même de politique afin que nos actions au sein de ce mouvement soient en accord avec les grands principes que nous pensons partager. Pour y voir plus clair, j'aimerais revenir sur des idées déjà anciennes, énoncées et développées par des auteurs qui, depuis plusieurs années, m'ont guidé dans mes réflexions.

"Au commencement était le Verbe". Alors je commence par ouvrir le Gaffiot .. Le mot politique nous vient du latin "politicus" qui désigne ce qui est relatif à la cité. A une enjambée lexicale, on trouve aussi le verbe "pollere" qui signifie "être très puissant". J'ignore s'ils ont une racine commune mais la convergence sémantique est frappante. Ce lien m'invite à rechercher s'il existe une politique, c'est-à-dire une manière d'être "à la ville et au monde", fondée sur le renoncement au pouvoir. En un sens un peu plus large, il me semble que la politique désigne tout ce qui touche à l'organisation des groupes humains, de l'échelle communautaire à l'échelle planétaire. Il y a deux termes importants dans cette définition : ORGANISATION et ECHELLE. Ces deux notions m'amènent à me poser deux premières questions :

 

1) Qu'est-ce qui organise et structure les groupes humains ?

2) A quelle échelle l'action humaine peut rester bonne ?

Comme Ivan Illich et Jacques Ellul, je crois que l'Energie et la Technique sont des données déterminantes dans l'organisation des groupes humains. Car si l'homme dispose des moyens matériels d'exploiter ses semblables et d'en tirer bénéfice, et s'il a les moyens de les éloigner de ses capteurs sensoriels pour ne plus souffrir de leur souffrance, alors l'esclavage et l'injustice peuvent régner durablement sur les esprits et sur le monde sans engendrer de sentiment de culpabilité. C'est exactement ce que nous observons aujourd'hui et que nous acclamons sous les slogans de notre modernité. Ainsi, pour décider si une action humaine est bonne, il faut bien sûr, en premier lieu, se donner un système de valeurs c'est-à-dire s'interroger non seulement sur ce que l'on doit considérer comme sacré mais aussi sur ce qui est sacralisé à tort dans notre civilisation. Quand j'observe le monde qui m'entoure, je constate que nous vouons un culte immodéré à la Technique, au prix de la désacralisation du Vivant. Il s'agit là d'une dépossession radicale car elle entraîne avec elle la dépossession de tout ce qui charpente notre humanitude. C'est pourquoi nous devons, dès maintenant, nous donner les moyens de redécouvrir et parfois reconstruire ce qui fait de nous des êtres pleinement humains, dans le respect de la Vie, fragile et intangible. J'ignore si nous sommes vraiment sur le bon chemin car le monde qui nous entoure est déjà trop aride et appauvri d'amour. Mais il y a un principe fondamental qui doit guider notre action et notre pensée : c'est LE PRINCIPE DE NON-PUISSANCE. J'essaierai de préciser cette idée dans ce qui suit.

Comme dans tous les systèmes physiques, un paramètre déterminant dans la structuration des groupes humains est la quantité d'énergie dépensée en moyenne par individu et par unité de temps. Tout comme le flot d'énergie solaire permet à la surface terrestre de s'animer, en y faisant apparaître la Vie, le flot énergétique qui traverse nos sociétés détermine la nature des rapports humains qui s'y établissent, en modèles comme dans les faits. Toutes les barrières qu'érige notre esprit, même les règles morales les plus ancestrales, finissent par céder lorsque les moyens techniques élargissent suffisamment le champ des possibles et réduisent la taille de ces obstacles symboliques au point de les rendre invisibles. Je ne crois pas à la force des tabous face aux pulsions exploratoires de l'être humain. Car nous nous comportons très différemment lorsque nous sommes en société et quand nous sommes isolés. Et à partir d'une taille critique, les rapports de force qui s'établissent dans un groupe permettent la dilution des responsabilités et accélèrent ainsi l'évaporation des tabous. Le sens de la responsabilité, littéralement notre "aptitude à répondre", ne peut se maintenir que si nous pouvons parler, voir, toucher nos semblables. C'est pourquoi la grande ville, en nous éloignant les uns des autres, appauvrit progressivement notre sentiment de responsabilité. (Loin des yeux, loin du cœur !) C'est en ce sens aussi que j'affirme que la grandeur et la puissance engendrent invariablement la violence. Car la première violence, faite aux hommes par les hommes, se situe dans le champ du symbolique. Elle découle d'un non-sens radical : on ne peut pas vivre et s’épanouir les uns AVEC les autres si l'on agit les uns CONTRE les autres. Ainsi, la difficulté que nous ressentons pour nous positionner dans le domaine politique me semble faire écho à cette contradiction première entre le respect d'autrui et l'établissement de rapports de pouvoir, avec les tensions et les conflits qui en découlent.

Pour qu'il existe une politique humaine, celle-ci ne doit plus être subordonnée à l'Economie et à la Technique. Mais cette désacralisation de l'argent et des machines doit être menée en tenant compte d'un fait incontournable : l'homme a besoin d'être rassuré. Et comme la nature humaine a horreur du vide, nous utilisons ce qui est à notre portée (mode vestimentaire, discours convenus, doudous électroniques et autres colifichets transitionnels, ...) pour affronter notre univers anxiogène. Le sentiment d'impuissance que l'on éprouve face à un monde trop grand nous entraîne dans une course folle où nous recherchons, par des moyens matériels, à échapper à cette angoisse. Il ne suffit donc pas de décréter que la Vie, la Terre, les Plantes et les Animaux, comme tous nos semblables, appartiennent au sacré et ont une valeur intrinsèque qui n'est pas monétisable. Il faut d'abord trouver des symboles rassurants et assez forts pour se substituer à l'argent, devenu joker universel, et aux machines, qui peuplent notre Panthéon moderne, pour démontrer qu'une vie meilleure est possible sans recours aux artifices destructeurs de la Technique. Une troisième question me vient alors à l'esprit :

 

3) Par quels moyens puis-je témoigner de ce que je crois sans être tenté de coloniser le territoire physique ou mental des autres ?

La Parole et le Livre peuvent paraître bien faibles face au poids de l'image dans le monde moderne, et pourtant ce sont les moyens universels de transmettre des valeurs qui assurent la pérennité des peuples, des communautés et de leur culture. Le risque qui se présente aujourd'hui est de vouloir utiliser le Verbe au même niveau d'énergie que l'image car face à des oreilles bouchées ou des esprits rétifs, on est tenté de crier pour se faire entendre. Quand on en a les moyens, on utilise la Propagande, qui est le cri des puissants. Et le cri du peuple ne vaut guère mieux : incohérent et dépourvu de fondement spirituel. Alors peut-on encore faire de la politique en usant sagement de la Parole ? Comment témoigner de son expérience sans risquer de heurter ceux auxquels on s'adresse lorsqu'ils n'ont pas les mêmes repères symboliques ? Il me semble que les mots justes, ceux qui touchent le coeur de l'autre et l'invitent à devenir meilleur, ne peuvent être dits que dans face à face sensible. Au-delà d'une certaine distance, le discours se technicise, se refroidit et son impact émotionnel s'amenuise. Et l'on est tenté de compenser cette force de conviction perdue par un regain d'autorité. Je crois que la force de la Parole est dans sa douceur et dans ses silences. Un défi qui se présente à chacun de nous est donc de retrouver cette force profonde de la parole à l'échelle humaine. Il est inutile de vouloir convaincre mille étrangers si l'on ne parvient pas à communiquer avec ses frères. C'est peut-être ça aussi, la non-puissance : dévoiler en douceur, par la parole, un monde intérieur, sans l'imposer ni l'exposer.

Isaac Bashevis Singer disait que ses deux caractéristiques étaient la rébellion et la compassion. C'est peut-être aussi ce que devrait être une politique idéale : à la fois s'opposer aux excès des puissants et partager un peu de la souffrance des faibles pour l'alléger. Mais l'une ne va pas sans l'autre : une rébellion sans compassion, c'est un putsch ; une compassion sans rébellion, c'est un blanc-seing aux tortionnaires.

 

Amitiés à tous les petits colibris.

 

Romain Attal. (Colibri91).

Avril 2003

 

Pour toute question ou commentaire concernant ce texte, s'adresser au Colibri91 (tél. : 01 60 19 63 53, courriel : comite91@rabhi2002.net). Ce texte sera disponible sur le site Internet du colibri91 : colibri91.free.fr.

 

 

(Re-)lectures :

Dictionnaire Latin-Français (Félix Gaffiot)

La Convivialité (Ivan Illich)

La Technique ou l'enjeu du siècle (Jacques Ellul)

Energie et équité (Ivan Illich)

La parole humiliée (Jacques Ellul)

La révolution d'un seul brin de paille (Masanobu Fukuoka)

Directives pour un manifeste personnaliste (Jacques Ellul et Bernard Charbonneau)

La civilisation de puissance (Bertrand de Jouvenel)

Soumission à l'autorité (Stanley Milgram)

De la parole comme d'une molécule (Boris Cyrulnik)

Rencontre au sommet (entretiens entre Anthony Burgess et Isaac Bashevis Singer)